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Entretien entre

Ondine Bréaud-Holland

et Régine De Bastiani

texte

Après plusieurs années où nous nous sommes perdues de vue, j’ai retrouvé Régine De Bastiani en juillet 2021, chez elle, en Provence. Retrouvailles heureuses, au cours desquelles j’ai découvert sa production picturale et graphique, insoupçonnée. C’est sur la terrasse de sa maison en pierre, perchée sur les hauteurs du village où elle habite, que nous avons entamé une longue conversation dont voici les grandes lignes.

 

Je me souviens que, parallèlement à ton travail plastique, tu aimais écrire. As-tu conservé ce goût des mots, mêlé à l’inquiétude de ne jamais réussir à concrétiser ta pensée ? Et y a-t-il un écho entre ce que tu parviens à faire émerger en peinture, et le mouvement de ta pensée ?

J’aime les mots, mais j’entretiens une étrange relation avec eux. Lorsque j’écris, j’éprouve un sentiment d’imposture. Il est évident que les mots que j’utilise m’ont précédés et, avec le temps, certains se sont chargés de la pensée des auteurs qui les ont utilisés avec force. Quand je les convoque, ce qui s’y exprime est si vaste que je ne peux en saisir l’ampleur. Dès lors, je sais trahir les auteurs que j’affectionne, ceux qui bouleversent les mots.

De plus, j’ai bien conscience que mon utilisation des mots porte atteinte à mes productions plastiques. Jusqu’ici, je n’ai pas réussi à composer une écriture qui puisse se fondre en elles et en dessiner les contours. Je doute d’en être capable un jour !

Mon sentiment d’illégitimité provient également de la façon exacte dont il me semble que les mots s’agencent ; une idée en suivant une autre dans un ordre logique. Ma pensée ne fonctionne pas de cette manière. Elle, elle bondit, elle s’émeut, elle analyse, elle solutionne, elle cherche, elle résiste, elle refuse, elle s’émerveille, elle s’approprie… Elle n’est jamais tranquille et certainement pas logique. Ma pensée n’a pas la rigidité d’une architecture ordonnancée. Non. Sa masse liquide est perpétuellement en mouvement, en transition vers une autre forme. Les souvenirs et le présent s’y percutent et, des liens qu’ils tissent entre eux, naissent les idées.

La peinture est, de par son comportement fluide, proche de ma pensée liquide. Sa nature adaptée peut imprimer spontanément les conditions qui l’environnent et révéler dans l’instant, ce qui la meut. Il n’est donc pas étonnant que je sois plus à l’aise avec la peinture, car, alors que je suis bien incapable d’utiliser les mots sans une structure raisonnée, la peinture, elle, émerge librement.

Certaines de tes œuvres déconcertent, dans la mesure où on a du mal à saisir leur processus de fabrication. Sont-elles le fruit d’un hasard, d’une sorte de machine dont tu aurais le secret, ou le résultat du mouvement de ton corps, et plus spécifiquement de ta main en prise avec la matière ?

Mon point de départ est le mouvement. Il existe deux manières de se mouvoir. Le mouvement peut être composé de gestes prémédités, perpétués par un esprit rigoureux et une pensée orientée. Ou bien, le mouvement vers l’œuvre est une succession de gestes involontaires, laissant place à un inconscient aventureux, à l’expression des matériaux utilisés et aux conditions atmosphériques dans lesquelles ils surgissent. Bien évidemment, dans toute œuvre, alternent ces deux extrêmes. En effet, nul ne doute que le travail le plus rigoureux s’origine dans le hasard d’une rencontre, ou que le choix de l’imprévu induise une règle du jeu. Dans mes réalisations, nombre de phénomènes interviennent. Il y a, bien sûr, mon corps en mouvement, le choix des matériaux, des couleurs, la mise en place d’un protocole et quelques intentions. Mais il y a également le tempérament de la peinture à l’huile, son comportement sur le papier, papier qui, lui-même, absorbe ou rejette la collision. Il y a l’espace où se joue la création, ses dimensions, ses sonorités et tout ce qui peut surgir. Il y a mes propres incapacités, mes gestes contrariés, mes lâcher-prises. Mes œuvres laissent place au hasard, dans la mesure où elles contiennent une part inexpliquée, induite par un brouillage de la mise en pratique de la peinture.

Voudrais-tu m’en dire un peu plus sur tes recettes de fabrication et les ingrédients que tu utilises pour produire tes séries ? Et me parler de ton rapport à ta création en ce sens que, si c’est ta main qui agit, ton œil lui sert de guide.

J’impose un protocole approximatif à l’huile – une sorte de formule chimique évolutive produisant un jus bizarre, associée à des contraintes physiques souples – pour faire émerger la matière du papier. Ce travail s’effectue à plat pour autoriser une chorégraphie, chargée des géologies, des morphologies, des cosmologies dont je convoque le souvenir comme prétexte au mouvement. Ces états naturels extérieurs et mes propres humeurs se répondent ainsi dans l’instant, créant un environnement de travail dont la morphologie fluctue entre le petit et l’immense. Lors de la rencontre fulgurante entre la peinture et le papier, mon œil est effectivement à l’œuvre, ultra attentif à ce qui arrive sur le papier. Dans une sorte de transe, mon œil saisit instantanément les parcours et les organisations de la matière alors que ma main, elle, tente d’agir pour répondre à mes intentions. Il y a beaucoup de tension lors dans ces allers-retours permanents entre compréhension et décision : cette étape du travail implique une grande part d’improvisation.

 

Jusqu’à quel point penses-tu maîtriser ton processus de création et satisfaire ta curiosité, en tant qu’instigatrice de ces mondes énigmatiques ?

 

Je n’imite pas la nature, mais j’agis comme elle pour que se développent sur le papier des formes sans références, sans contours délimités, informes. Une part de leur morphogenèse trouve une explication dans la méthode employée, mais ce qui s’organise sur le papier surgit sans que je sache bien comment et pourquoi. De papier en papier, mon esprit saisit approximativement quelques phénomènes que ma main tente ensuite de reproduire, mais les conditions varient, les éléments changent, la mémoire fait défaut, mon geste s’en trouve contrarié ; ce qui émerge alors évoque à peine la découverte antérieure, et ce qui paraît se charge de nouveaux mystères.

J’imagine que lorsque tu peins, tout est ambivalent : moments d’exaltation quasi euphoriques devant les effets produits de par ta volonté, et moments, plus proches du désespoir, quand rien sur le papier ne peut finalement être rapporté à des référents connus.

Oui. L’informe prolifère d’un papier à l’autre, brouillant les dimensions qui se co-pénètrent pour se féconder perpétuellement. Il y a un élan érotique dans la métamorphose de la matière picturale, un élan qui épouse l’énergie du monde et qui lui ressemble ; la collision entre la matière et le papier fixant instantanément cette palpitation de la vie. J’aimerais, pour citer Baudelaire, que le regard du spectateur se meuve dans les " germinations, éclosions, floraisons, éruptions successives, simultanées, lentes ou soudaines, progressives ou complètes ", et perde toute notion de ce qui est dedans, dehors, de ce qui est loin, proche, petit ou grand. D’abord, dans ce vertige de l’œil, l’esprit ne percevrait que chaos et désorganisation, puis une partie, tout au moins, s’apparenterait à quelque chose de connu, mais non, finalement, ça ne ressemblerait à rien.

Tu parlais d’un " élan érotique dans la métamorphose de la matière picturale ", est-ce la vie qui sourd dans tes travaux, tout simplement ?

Dans mes travaux, l’inédit est partout, obéissant à des lois aveugles, ondulant entre abstraction et apparition, donnant une ampleur particulière aux éléments de la vie. Alors qu’il semblerait que l’ordre enlève la vie à toute chose, ce travail libère généreusement l’accidentel, faisant écho à l’instant initial de la création de l’univers.

 

La plupart de tes œuvres sont des variations en noir sur fond blanc. Y vois-tu d’emblée un retour aux origines ?

Le noir est la couleur de prédilection du dessin. Cela est peut-être dû à nos origines. Quand l’homme s’est saisi d’un objet pour dessiner sur les parois d’une grotte, il semblerait que sa main se soit emparée d’un morceau de bois brûlé. Le noir a également ceci de particulier, de par sa densité, il entre en franc contraste avec le support sur lequel on l’applique. Lorsque le noir est utilisé pour dessiner sur la roche, la céramique, le mur, le papier ou la toile, ce qui apparaît se trouve être à la fois ce qui est créé et ce qui ne l’est pas. Le noir et le support, sous l’effet de leur pleine opposition, entrent en résonance.

Obtenir un noir qui porte en soi toute l’histoire du monde, si je puis dire, a souvent été une visée de la peinture. Si se confronter à cette " couleur " représente un défi, en quoi consiste-t-il pour toi ?

Lorsque ma main s’empare d’un tube de peinture noire, il me faut en transformer le contenu pour l’adapter à sa future condition. Je prépare ainsi la peinture à l’huile à ma manière, pour obtenir une texture liquide, instable et dissociée. Lors de cette étape, la matière nécessite une grande attention car sa destinée dépend de sa non-miscibilité. Un geste malencontreux ou un mauvais dosage pourrait irrémédiablement équilibrer le liquide imparfait et contrarier cette chimie empirique, dont le dessein est de produire une sorte de bouillon primordial non contrôlable.

Ensuite, mon corps sert de lien entre le support et la peinture. Debout, au-dessus du papier, il se met en mouvement pour exécuter des gestes qui, dans une sorte d’effusion, épousent le flux de la peinture qui, elle-même, embrasse l’énergie du monde.

 

En t’écoutant parler, j’ai l’impression de plus en plus nette que tout concourt chez toi à rapprocher l’art, des grandes questions métaphysiques, comme si la production plastique n’avait qu’une seule vocation : nous parler de ce qui nous dépasse et nous exalte à la fois.

Mettre en œuvre la peinture de cette manière, c’est liquéfier de grandes questions métaphysiques pour qu’elles prennent corps. Ensuite, dans cet à-peu-près déversé sur le papier, la peinture se transforme en signes. Le noir, par exemple, une fois privé de sa structure antérieure et face au vide initial, organise sa métamorphose et prend part aux gestes mêmes de la création. Le vide, lui, rompt le développement continu et, par sa présence active, relie le créé au non-créé. Ainsi, la peinture entre en relation étroite avec le vide pour se fondre en lui, le rendant plus clair, plus lumineux, volumineux.

Le vertige produit par des formes qui nous auraient engloutis ! Un travail qui n’apporte pas nécessairement la paix intérieure ! Irais-tu jusqu’à défendre ce type d’assertions ?

En effet, le vide et le plein entrant en résonance dessinent des espaces inouïs où le microcosme se confond avec le macrocosme. Révélant des espaces agités, contenant des turbulences, des éruptions, des masses orageuses, mais aussi des humeurs, des pulsations, des influx nerveux, révélant, comme l’écrit Victor Hugo " toute cette démence " de la nature.

Tu tends à analyser tes propres travaux à l’aune de ce que tu y vois, dans une forme de conviction sans faille. T’arrive-t-il d’être prise dans des mouvements de court-circuit où ta pensée se trouverait en quelque sorte dépossédée d’elle-même ?

En présence de la lumière, la vue s’est développée afin que nous puissions apprécier des couleurs, des formes, des volumes et, ainsi, des lieux se sont mis à exister d’une certaine manière. Au fil du temps, l’expérience a donné un sens aux éléments devenus visibles et nous avons topographié ce savoir depuis le champ de notre vision. La vision devenue connaissance a dès lors perdu son pouvoir de stupéfaction originel.

Je tente d’analyser mes propres travaux à l’aune de mes connaissances, dis-tu. C’est loin d’être sans faille ! D’autant que je mets en place des procédés instables pour pulvériser mes propres convictions et retrouver cette stupéfaction des débuts.

Dans ce retrait de l’intellection en faveur de la sensation, la couleur a-t-elle un rôle à jouer ? Sinon, comment expliquer sa présence dans tes œuvres ?

Dans les séries de couleurs sur papier, je limite ma palette aux couleurs primaires que je transforme en jus insaisissables et que je verse sur le papier successivement. Mes bras s’élancent pour confier ces fluides instables à la gravité. Ces trois flux fendant l’espace, viennent dessiner sur le papier les indéterminations de leur morphologie, chaque couleur improvisant sa propre constellation au sein de sa temporalité. Ainsi, dans les séries " jaune, rouge, bleu ", trois intensités désynchronisées fusionnent, désorganisant notre champ de vision, fragmentant la lumière dans l’espace et dans le temps.

Le jaune, le rouge et le bleu s’entrelacent en une nouvelle structure et organisent des combinaisons inédites de lignes, de formes, de rythmes. Pour l’œil, dans cet espace sans histoire, les choses se sont complexifiées. Faisant face à l’incompréhension, la raison laisse place à la sensation. La peinture devient le lieu d’une dynamique de forces plastiques où la capacité à appréhender l’espace, les formes et les volumes est bousculée, où le regard absorbé dans des trajets multiples erre, sans but à atteindre.

Ainsi, en faisant émerger un lieu polyphonique par variation d’intensité, un battement inédit s’opère. Ce lieu non résolu fait face à notre ignorance et, tout en rejetant l’usure de l’habitude, il invite à expérimenter l’inconnu. Ma peinture ne montre rien, elle fait voir.

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